LE JOUR OÙ LE SOLEIL EST TOMBÉ…

             J’avais quatorze ans à Hiroshima

 Le matin du 6 août 1945, je suis sortie de la maison et j’ai regardé le ciel. Comme souvent en cette saison, le ciel d’Hiroshima était bleu et calme.

 Peu de temps auparavant, la sirène de l’alerte aérienne avait retenti mais s’était rapidement tue.

 Était-ce une erreur ?

 Dans les cèdres du jardin, les cigales fraîchement éveillées commençaient à chanter.

 « Il fera probablement chaud, aujourd’hui aussi ! » me suis-je dit.

 J’avais quatorze ans et étais en troisième année, au collège pour flles. Faisant partie des “élèves réquisitionnés pour l’efort de guerre”, je travaillais pour le Ministère des Postes et Télécommunications dans une annexe de la Banque Postale. Le système des élèves réquisitionnés pour l’efort de guerre avait été mis en place au mois d’avril de l’année précédente. La guerre se prolongeait et la quasi-totalité des hommes dans la force de l’âge ayant été enrôlés, tous les élèves à partir du collège, flles et garçons sans distinction, étaient réquisitionnés pour travailler dans les usines ou dans l’administration.

 Notre maison se trouvait dans ce qui était à l’époque le quartier nord d’Hiroshima, à proximité du château. La Banque Postale où je travaillais se situait, elle, dans le sud de la ville, non loin de l’Hôpital de la Croix-Rouge japonaise. Ainsi, chaque matin, pour me rendre sur mon lieu de travail, je marchais pendant une heure à travers la ville. À cette époque, les écoliers n’avaient normalement pas le droit de prendre le bus ou le train mais, étant de constitution particulièrement fragile, j’avais un badge m’autorisant à utiliser les transports en commun. Cependant, je n’aimais pas prendre le train et, quasiment tous les jours, c’était à pied que je me rendais au travail.

 Ce matin-là, après être arrivée à la Banque Postale, j’étais entrée comme à l’ordinaire par la porte arrière et après être montée par l’étroit escalier de service, je me trouvai dans le bureau au deuxième étage. Il devait être huit heures passées. Le travail commençait à huit heures trente.

 La veille, les employés et les élèves réquisitionnés avaient pu bénéfcier d’une vente de conserves de mandarines. À cette époque, les conserves de mandarines constituaient un trésor particulièrement rare et ma mère les avait précieusement rangées dans l’armoire. Elle les ofrirait à mes frères et soeurs cadets lors de la visite au temple de montagne où ils étaient en pension dans le cadre de “l’école évacuée” (“l’école évacuée”, c’était ainsi que l’on nommait les lieux où l’on réunissait les enfants des écoles primaires pour leur permettre d’échapper aux bombardements aériens).

 Ces conserves de mandarines, j’étais allée les payer à mon supérieur dont le bureau se trouvait à côté d’une fenêtre.

 Soudain, la baie vitrée sur ma gauche a émis une lumière extraordinairement puissante.

 Un bref instant, j’ai tourné le visage et regardé cette lumière. L’éclair, un rayonnement lumineux gigantesque concentrant le spectre des sept couleurs, était d’une puissance aveuglante.

 Dans l’instant, je me suis dit :

 « Le soleil est tombé ! »

 « L’univers s’est détraqué ! »

 Lorsque je repris conscience, j’étais recroquevillée dans un petit coin, dans l’obscurité la plus complète.

 Je pensais avoir perdu la vue et je voulais prendre la position habituelle qu’on nous avait enseignée pour nous protéger lors des bombardements aériens – appuyer avec l’index et le majeur de chaque main sur les paupières pour que les globes oculaires ne sortent pas de leurs orbites, mettre les pouces dans les oreilles pour éviter l’éclatement des tympans et se coucher sur le ventre pour éviter que l’abdomen ne s’ouvre – mais je n’avais pas la place de me coucher sur le ventre.

 Je restais là, recroquevillée, le corps contracté, en appuyant fermement sur mes yeux et mes oreilles.

 Autour de moi régnait un silence étrange. Pas le moindre bruit.

 Après un moment, je sentis un liquide chaud et épais couler le long de mon bras droit.

 Je pensais qu’une bombe incendiaire était tombée à l’étage supérieur et que de l’huile coulait sur moi.

 J’imaginais avec efroi mes camarades à l’étage supérieur courant à travers le grand bureau pour tenter d’échapper à la mer de feu dans laquelle ils devaient se trouver et je restais ainsi recroquevillée sur moi-même. Le liquide chaud coulant sur mon bras droit se ft plus abondant. J’écartai doucement les mains de mon visage. L’obscurité se dissipant, je parvins à voir un peu.

 J’ouvris les mains devant les yeux, elles étaient couvertes de sang. Il avait probablement coulé du dessus de mon oreille droite.

 J’avais donc été blessée. Il y avait dans le tiroir de mon bureau une trousse de secours. Je me suis levée pour aller la chercher.

 Autour de moi fottait une épaisse poussière ; tous les bureaux, les chaises et les étagères étaient renversés, dispersés et entassés les uns sur les autres.

 Je me trouvais, semble-t-il, au pied du pilier central de cette grande salle. J’avais probablement été projetée jusque là, de la fenêtre où je me trouvais auparavant.

 « Dans tout cela, où peut bien se trouver mon bureau ?… »

 J’ai grimpé sur le tas de bureaux et de chaises, puis, me frayant un chemin, je suis fnalement arrivée à mon bureau. J’ai sorti de la trousse de secours un bandage et au moment où je l’appliquais sur ma tête, j’ai entendu quelqu’un crier d’une voix cassée « Fuyez ! »

 À ce moment-là, des silhouettes noires se sont levées dans la poussière et, lentement, se sont mises à marcher vers la sortie.

 Devant la fenêtre du bureau du deuxième étage où nous travaillions passait une ligne à haute tension. Cette ligne avait été sectionnée et soufflée à l’intérieur en spirales formant ainsi de larges anneaux dans toute la moitié sud de la pièce.

 Mon bureau se trouvait dans la partie nord-ouest, la plus éloignée de la sortie. M’étant approchée de la ligne à haute tension, je l’ai touchée avec prudence, elle était inerte.

 De la main droite, j’appuyais sur ma blessure à la tête et de la gauche, j’essayais de me frayer un chemin à travers les câbles électriques, mais, me prenant les pieds dans les câbles entortillés, je progressais difcilement.

 Alors que je trébuchais une énième fois, je me suis trouvée face à face avec un visage blanc, pétrifant. Le corps pris dans les câbles électriques, était tourné vers le ciel. Le visage intacte, blanc comme de la cire était celui d’un employé que nous connaissions tous par son surnom. C’était la première fois que je voyais un mort.

 Finalement, je suis parvenue à sortir de la salle. Les gens qui sortaient de la salle du deuxième étage et ceux qui descendaient du troisième étage, tous ressemblaient à des morts-vivants, les vêtements en lambeaux, échevelés et noirs de suie. Tous se bousculaient en direction de l’escalier.

 Moi aussi, entrant dans ce fux, je m’approchais de l’escalier. Après avoir descendu deux ou trois marches, j’ai vu une petite fille nue étendue sur les marches de l’escalier.

 Du ventre ouvert de l’enfant sortaient ses intestins d’un rose pâle.

Ravalant mon souffle, je restais figée.

 Cette petite fille, c’était Miyo, la fille d’une des femmes de ménage. Elle devait avoir quatre ou cinq ans et accompagnait toujours sa mère, l’imitant souvent avec un plumeau ou un balai.

 Miyo était une petite fille au teint clair, alerte et mignonne. Afectueuse, elle était la mascotte du bureau. Parmi les employés, les femmes en particulier aimaient à la chouchouter comme une poupée et la maquillaient avec du rouge à lèvres et du fard, qui étaient pourtant de véritables articles de luxe à cette époque.

 C’était cette petite Miyo qui gisait là. Elle se tordait de douleur. Ce faisant, les intestins roses sortaient encore davantage du ventre de la petite pour former un tas grossissant sur son fanc.

 Tous fuyaient en enjambant la petite flle. C’était un escalier très étroit, juste assez large pour que deux personnes puissent s’y croiser. J’ai été poussée par derrière et j’ai dû, moi aussi, enjamber la petite Miyo. Je l’ai fait en récitant à haute voix des invocations au Bouddha.

 Le fait qu’à ce moment-là, les invocations au Bouddha me soient venues à la bouche a été ultérieurement pour moi une source de questionnement quant à ma sensibilité religieuse.

 En fait, mon père était le fls aîné d’une grande famille à une époque où le patriarcat et la transmission au fls aîné étaient encore de règle. Peut-être pour que je ne gêne pas les adultes dans leurs occupations, ma grand-mère me conduisait régulièrement écouter les sermons au temple voisin.

 D’après mes parents, le moine qui s’appelait Go-inge San était probablement de haut rang car il portait un habit rouge ou violet.

 Ses sermons se terminaient tous par « …afn d’aller au Paradis de la Terre Pure après la mort. » Et les personnes qui l’écoutaient, visiblement touchées, s’en retournaient chez elles en psalmodiant l’hommage au Bouddha Amida « Namu Amida Bustu, Namu Amida Bustu ».

 Pour ma part, j’écoutais sagement le début du sermon mais généralement, je fnissais par me lasser et j’allais dans le couloir du temple, contempler deux oeuvres qui y étaient exposées, “La Représentation du Paradis” et “La Représentation des Enfers“. Il ne s’agissait pas simplement d’une représentation concrète du paradis et des enfers qu’expliquait Go-inge San. Pour l’enfant que j’étais, cela suscitait sans cesse de nombreuses questions.

 « Est-ce que c’est vraiment comme ça ?… »

 « Des gens en sont-ils déjà revenus pour le raconter ?… »

 « Existe-t-il réellement un monde après la mort ?… »

 Et puis, ce qui nourrissait également mes doutes, c’était l’attitude des gens qui, lorsqu’ils écoutaient les sermons semblaient tous bons mais qui, une fois sortis du temple, dans la vie de tous les jours, médisaient les uns des autres et mentaient.

 « Ces gens iront-ils donc tous en enfer ?… »

 C’est ainsi que je pris conscience du double visage des gens et que mon intérêt pour le bouddhisme et la foi fut mêlé d’une certaine suspicion.

 Chez nous, la plus belle pièce était celle réservée à l’autel bouddhique. Dans cette pièce était disposé un grand autel devant lequel nous avions l’habitude de joindre les mains et de nous prosterner matin et soir avant le repas.

 Je restais suspicieuse envers la vénération pour le Bouddha et ne parvenais plus à me prosterner sans foi mais, réprimandée par les adultes, je devais continuer à réciter matin et soir l’invocation « Namu Amida Butsu ».

 Lorsque j’avais trois ans, le contexte familial fit que mes parents durent quitter la maison parentale ; nous avons commencé à vivre la vie de ce que l’on nomme aujourd’hui une “famille nucléaire”. À partir de ce moment, la vie pour mes parents ainsi chassés fut particulièrement pénible.

 Nous habitions dans une grange que nous donnait en location un fermier. Le jour du déménagement, alors que ma mère avait son bébé dans les bras, portait mon petit frère sur son dos et me tenait la main, nous sommes passés devant une riche demeure où une petite fille jouait à la poupée sur la véranda ensoleillée. Elle avait à peu près le même âge que moi et je pensais :

 « Ah !… cette petite fille est bien heureuse… »

 Je ne sais pas pourquoi j’ai pensé cela, moi qui n’avais pourtant alors que trois ans. Peut-être était-ce parce que je tenais ma mère par la main et que sa peine s’était ainsi transmise à moi et avait touché mon coeur. Ou alors, peut-être était-ce parce que, malgré ma défance, les sermons de Go-inge San sur le paradis et l’enfer, le bonheur et le malheur, avaient fnalement imprégné mon coeur.

 Après que nous eûmes quitté la maison de ma grand-mère, je ne suis plus retournée au temple, mais mon scepticisme envers la foi bouddhique n’a pas disparu, au contraire, je me suis même plutôt dirigée vers l’athéisme.

 Malgré cela, en enjambant la petite Miyo, j’ai joint les mains et psalmodié « Namu Amida Butsu ». J’en étais moi-même stupéfaite, j’avais l’impression de me dérober et par la suite, ce sentiment m’a beaucoup tourmentée.

 Plus tard, juste après la guerre, je fréquentais les missionnaires chrétiens et les soeurs venus sur les ruines d’Hiroshima. Je voulais reconsidérer mon jugement sur les religions. J’étais tellement motivée que des soeurs me recommandèrent de recevoir le baptême. Mais fnalement, la religion n’a rien pu faire pour moi.

 Par la suite, j’ai appris d’un ami que la mère de la petite Miyo était restée debout hébétée dans le couloir en haut de l’escalier avec dans ses bras son enfant dont les intestins pendaient. Elle bredouillait « Sauvez cette petite… »

 Tous ceux qui fuyaient se précipitaient vers l’étroit escalier. Malgré leur empressement, ils ne parvenaient que très difcilement à progresser vers la sortie. Après avoir avancé un peu, je me trouvais probablement sur le palier lorsque j’ai vu la ville par une fenêtre.

 « Mais que se passe-t-il ?! » pensais-je.

 Sur ma gauche, les maisons s’écroulaient une à une.

 Sur ma droite aussi, les maisons tombaient comme des dominos…

 Je ne pouvais pas croire que c’était réel. C’était un spectacle irréel tant il était inconcevable ; le regardant avec stupeur j’étais abasourdie et avais l’impression d’avoir perdu la raison.

 Les quartiers sud d’Hiroshima, sous les effets du souffle de l’explosion, s’effondraient progressivement.

 Tous les employés de la Banque Postale s’étaient fnalement réunis dans la rue, au pied de l’immeuble, sans qu’aucun ne comprenne ce qui s’était produit au-dessus d’eux. Nous restions simplement là, hébétés, lorsque soudain quelqu’un en me voyant poussa un cri.

 Le sang qui avait coulé le long de mon bras avait rapidement formé une faque à mes pieds.

 Alors, une de mes collègues, mademoiselle Tomoyanagi, a couru vers moi et m’épaulant, m’a conduite vers l’Hôpital de la Croix-Rouge tout proche.

 Entre la Banque Postale et l’hôpital, le terrain était inoccupé du fait du “déblaiement des bâtiments” (pour éviter la propagation des incendies lors des bombardements, certaines maisons d’habitation avait été évacuées de force et détruites). Et pourtant, bien qu’il n’y eût là rien à brûler, des fammes sortaient de ce terrain vide.

 La terre crachait le feu !

 « Éteignez le feu ! »

 « Éteignez le feu ! » criaient certains en courant autour. Moi, aussi je disais « De l’eau… », mais mademoiselle Tomoyanagi se hâtait en silence, droit vers l’Hôpital de la Croix-Rouge japonaise.

 L’Hôpital de la Croix-Rouge japonaise… je serais incapable de décrire l’état dans lequel il était.

 C’était un incroyable fatras de misère humaine.

Des gens, des gens et encore des gens ; les uns qui marchaient avec la peau qui pendait en lambeaux ou qui essayaient de remettre leurs intestins en place, d’autres dont toute la peau ressemblait à de la cendre et pelait en tout petits morceaux, d’autres complètement noirs de suie, d’autres qui tentaient de repousser leurs globes oculaires sortis de leurs orbites, d’autres encore dont la tête et les mains toutes bosselées avaient enflé comme des citrouilles ou encore d’autres tellement brûlés qu’ils n’avaient plus ni yeux ni nez et dont les plaies suintaient…

 On ne pouvait plus distinguer ni leur âge ni même s’il s’agissait d’hommes ou de femmes. Ces gens, brûlés sur tout le corps, écorchés, marchaient sans un mot en titubant et en laissant leurs mains pendre devant eux à hauteur de poitrine.

 Il y avait aussi beaucoup de gens qui n’avaient de cheveux que sur le sommet du crâne. Pouvaient-ils tous sortir ainsi de chez le coifeur ? Et puis même, quelle coifure bizarre !

 En fait, les gens qui portaient un chapeau n’avaient gardé leurs cheveux qu’à l’endroit du chapeau, tout le reste, le visage, le cou et le reste du corps était brûlé et écorché.

 « Est-ce que ce sont des être humains ? Ce sont vraiment des êtres humains ? »

 « Comment est-ce possible qu’ils soient tous dans cet état ? »

 « Qu’est-ce qui a bien pu se passer ? »

 « Ce n’est pas la réalité. Je suis forcément en train de faire un cauchemar… »

 Et dans mon cauchemar, ces gens qui avaient perdu figure humaine se succédaient sans cesse et étaient de plus en plus nombreux.

 Mademoiselle Tomoyanagi m’a amenée dans la salle d’attente et m’a adossée au pied du pilier central. Progressivement, je perdais conscience, mes paupières se fermaient et je n’avais plus la force d’ouvrir les yeux.

 Mademoiselle Tomoyanagi avait, je pense, appelé un médecin car j’ai entendu une voix dire :

 « Elle va mal ! C’est une grave hémorragie. Si elle s’endort, elle mourra. »

 Puis j’ai entendu les pas du médecin s’éloigner rapidement et mademoiselle Tomoyanagi a commencé à m’appeler par mon nom à voix haute.

 Mais alors, j’ai eu la sensation qu’une sorte de sommeil agréable où je me sentais fondre m’aspirait dans le fond d’une profonde vallée obscure.

 À ce moment-là, j’ai entendu, comme venant d’une lointaine hauteur, la voix de mademoiselle Tomoyanagi qui appelait mon nom et sa voix m’a ramenée à la surface.

 Et puis, à nouveau, sa voix se faisait de plus en plus lointaine et lorsque je pensais qu’elle allait s’arrêter, de très loin, je l’entendais se rapprocher à nouveau peu à peu.

 Ce sommeil qui me reprenait sans relâche était très confortable si bien que je pensais plusieurs fois : « Laissez-moi donc dormir tranquillement. »

 Je n’ai aucune idée du nombre d’heures qui s’écoulèrent.

Lorsque je revenais à moi après avoir perdu conscience, à chaque fois je sentais qu’autour de moi les blessés graves se faisaient plus nombreux et que l’atmosphère se faisait plus pesante.

 Soudain, de l’agitation, les avions ennemis revenaient au-dessus de la ville, disait-on.

 Mademoiselle Tomoyanagi m’a prise à bras-le-corps et m’a traînée jusqu’au sous-sol.

 Là, j’ai eu la sensation qu’on me couchait sur des caillebotis.

 Bien que je fusse encore à moitié inconsciente, je sentis qu’il y avait près de nous deux autres femmes, des collègues de mademoiselle Tomoyanagi. Leurs voix étaient parfois lointaines, parfois plus proches, je les entendais dire : « Qu’est-ce qui a bien pu se passer aussi soudainement ? Est-ce qu’une bombe est tombée sur la Banque Postale ? Comment tout cela a-t-il pu se produire alors que l’alerte aérienne n’a même pas retenti ? »

 Je voulus ouvrir les yeux, mais le simple fait de tenter cet effort minime, me fit perdre à nouveau connaissance.

 Combien de temps cela avait-il bien pu durer ?

 Les périodes de sommeil et d’éveil se succédaient mais fnalement je suis parvenue à dire quelques mots.

 Ma voix était particulièrement faible mais mademoiselle Tomoyanagi semblait avoir compris que j’étais tirée d’affaire et éclata en sanglots. Ensuite, lorsque je voulus lui parler à nouveau, elle me dit comme l’aurait fait une mère attentionnée :

 « Chut, c’est bon… C’est bon… »

 Rassurée sur mon sort, elle s’inquiéta pour sa propre mère.

 « Je vais aller voir chez moi. Quand j’aurai vu ma mère, je reviendrai tout de suite. Ne bougez pas de là, je vais revenir, je vous le promets. »

 Elle a demandé instamment à ses deux collègues de prendre soin de moi puis s’en est allée.

 Je voulais parler, lui dire quelque chose, mais je n’en avais même plus la force et, alors que j’entendais les pas de mademoiselle Tomoyanagi s’éloigner, mon coeur était lourd de toute la profonde reconnaissance que j’avais envers elle et de la tristesse que me causait son départ.

Une fois mademoiselle Tomoyanagi partie, je n’avais ni l’envie d’essayer d’ouvrir les yeux ni de parler, je restais juste là, allongée. J’entendais, les voix des deux femmes à côté de moi, telles des vagues incessantes.

 Tout en entendant ces voix comme des murmures, je me suis endormie.

 « L’hôpital est en feu ! »

 « Fuyons tous ! »

 Tout autour, il y avait de l’agitation et une odeur de brûlé entra dans la pièce, ce qui me réveilla.

 « Que pouvons-nous faire d’elle ? »

 « On ne pourra pas fuir avec elle ! »

 « Mais, mademoiselle Tomoyanagi nous l’a confée… »

 « Oui, mais nous ne savons même pas si nous-mêmes nous réussirons à nous en sortir ! »

 « Comment faire ?!… »

 « …………… »

 J’embarrassais ces deux femmes à côté de moi.

 J’avais le sentiment, même minime, d’avoir échappé à la mort et suis parvenue à vaguement ouvrir les yeux. Mais je n’avais absolument pas la force de bouger.

 « Je vous en prie, allez-y, fuyez ! De toutes façons, moi, je ne peux pas bouger. »

 « Mais… »

 « Si, si, c’est bon. Allez-y, fuyez s’il vous plaît. »

 « … Pardonnez-nous ! »

 « Nous sommes vraiment désolées !… Si nous-même n’étions pas blessées… »

 « Nous sommes, nous aussi tellement blessées que nous ne pouvons pas vous porter. Pardonnez-nous ! »

 Toutes deux sont parties en s’excusant encore et encore.

 Il semblait ne plus y avoir personne au sous-sol et dans la pièce désertée, une légère fumée commençait à planer.

 Tout à coup, une forte odeur de brûlé me piqua le nez. Le feu semblait s’être rapproché. À nouveau, de la fumée se mit à entrer comme poussée par un courant d’air.

 Allongée, je regardais la fumée entrer. Au début, elle était blanche et légère comme du duvet mais elle est devenue ensuite de plus en plus dense, puis brusquement, une grosse nappe de fumée est entrée dans la pièce.

 J’attendais calmement la mort.

 Je ne sentais pas la douleur, je n’avais pas peur. La mort était là, juste à côté et je l’attendais simplement.

 La nappe de fumée blanche était arrivée tout à côté de moi.

 À ce moment là, une ombre est passée en courant et en criant :

 « Il y a encore quelqu’un ? Il faut fuir ! »

 Comme poussée par la force de cette voix, je me suis levée avec une sensation de légèreté.

 J’avais l’impression de marcher sur un nuage et malgré l’instabilité, je me suis mise à marcher avec cette impression de flotter.

 Depuis un moment, la fumée continuait à entrer. La sortie était-elle de ce côté-là ? Toujours en flottant, je marchais dans cette direction. C’est alors qu’en face de moi, à travers la fumée blanche, j’ai vu quelqu’un ou quelque chose flotter pareillement dans ma direction.

 De cette créature émanait quelque chose d’étrange. En m’approchant, je vis son visage terrifant. De longs cheveux ébouriffés, le visage livide à moitié couvert de sang, et ses longs cheveux trempés de sang qui pendaient. En dessous, ses yeux vides pleins de terreur me fxaient.

 Sans réféchir, efrayée, je me suis couvert le visage avec les mains et je restais là, pétrifiée, attendant ainsi que la créature m’assaille. Mais elle ne vint pas m’attaquer.

 J’ai alors écarté doucement les doigts et efrayée, je l’ai regardée. À mon étonnement, elle aussi me regardait entre ses doigts.

 Je me suis approchée et, tendant le bras, je me suis cognée. C’était un miroir ; c’était donc mon propre reflet que j’avais ainsi vu dans le miroir.

 Me traînant à travers la fumée blanche, j’ai eu l’impression de monter un escalier.

 Je suis arrivée au rez-de-chaussée. Dans le hall de l’hôpital, j’ai rencontré par hasard un homme qui habitait près de chez nous. Il se tenait debout sur les marches en pierre. Tout en regardant droit devant lui, il déchirait sans arrêt, quelque chose de blanc comme du coton qu’il appliquait ensuite sur son corps.

 Bien que trouvant ce comportement étrange, j’étais très heureuse de rencontrer une connaissance et je lui ai dit :

 « Monsieur ! C’est moi, Fumiko ! Fumiko Kaneyuki ! »

 Il a jeté un coup d’oeil puis a recommencé aussitôt à déchirer le coton pour le mettre sur son corps.

 « Mais, que faites-vous monsieur ?… »

 À nouveau, il a jeté un coup d’oeil puis s’est éloigné sans dire un mot.

 Après la guerre, il a continué à habiter dans notre quartier mais nous n’avons jamais reparlé de ce 6 août.

 Il y a quelques années, j’ai appris qu’il était décédé à l’âge de quatre-vingt-un ans d’une pneumonie. Il avait été à l’école maternelle avec ma mère et tous deux étaient de vieux amis.

 Une fois ce monsieur parti, je me suis dirigée vers le jardin de l’Hôpital de la Croix-Rouge.

 Il y avait là cinq ou six personnes assises par terre. Je pensais que c’était probablement la file d’attente pour recevoir des soins et je me suis assise derrière eux un peu désemparée.

 Assise là, je regardais la ville.

 « Mais qu’a-t-il bien pu se passer ?… »

 La ville qui était encore là ce matin avait disparue. Aussi loin que je pouvais voir, tout avait été rasé.

 « Est-ce vraiment la réalité ? »

 J’ai regardé autour de moi ; il y avait, couchés sur le sol, des êtres humains transformés en masses noires, des gens brûlés sur tout le corps aux plaies qui suintaient, d’autres dont on ne pouvait distinguer s’ils étaient de face ou de dos ou encore des gens dont on ne pouvait dire ni l’âge ni le sexe.

 Tous, ceux qui erraient et ceux qui étaient couchés à même le sol, avaient l’air de revenants. Ils ressemblaient à des tas de haillons, des paquets de chiffons, silencieux et solitaires.

 « Ce ne sont pas des êtres humains. Je suis forcément en train de faire un cauchemar. »

 Je regardais une nouvelle fois la ville.

 Décidément, c’était bien réel, elle avait vraiment disparu.

 « Ma mère ! Ma mère ! Comment va-t-elle ?!… »

 « Est-ce le soir ? »

 « Là-bas, dans ce paysage monochrome. Loin là-bas, je suis sûre que ma mère est là, quelque part. »

 « Je me demande ce qui a pu advenir du quartier d’Hakushima. » ai-je dit à l’homme assis en face de moi qui, me tournant le dos, portait lui aussi, son regard vers la ville.

 Mais, absent, sans la moindre réaction, il continuait à regarder la ville.

 Alors, un jeune homme assis derrière moi me lança :

 « Où habitez-vous à Hakushima ? J’ai des proches qui habitent aussi à Hakushima, leur nom est Muraï. »

 « Les Muraï ? Ils habitent près de chez moi… »

 Après, je ne sais plus bien ce que nous nous sommes dit, mais soudain, il m’a demandé:

 « Tu as quel âge ? »

 « J’ai quinze ans. »

 Alors, tout à coup, il s’est tu. Regardant au loin la ville en ruines, il ne dit plus un mot.

 J’ai répondu que j’avais quinze ans car avant la guerre on ne comptait pas l’âge de la même manière.

 Finalement, personne de ceux qui étaient assis là ne reçut de soins. En fait, ils semblaient même ne pas en attendre. Simplement, ils restaient là, assis en fle indienne, sans rien attendre en particulier.

 L’incendie arriva par l’arrière de l’hôpital.

 Ceux qui pouvaient marcher partirent en marchant et ceux qui pouvaient ramper s’enfuirent en rampant.

 N’ayant ni la force de marcher ni la volonté de fuir, je me suis laissé secourir par le jeune homme qui m’a amenée sous un buisson dans le jardin, sur l’avant de l’hôpital.

 Il était blessé au front et semblait aussi avoir une blessure au torse car la moitié supérieure de son torse nu était couverte de bandages appliqués en diagonale.

 Il pouvait marcher mais pour une raison qui m’échappait, il ne semblait pas avoir la moindre envie de fuir. La nuit tomba.

 Dans l’obscurité oppressante de la nuit, certaines personnes étaient secourues sur des brancards. À ce moment-là, l’hôpital avait peut-être été réquisitionné par l’armée car tous ceux qui étaient secourus semblaient être des soldats.

 « Docteur ! » cria l’un en appelant le médecin militaire.

 « Vous pouvez vous lever ? »

 « Oui ! » répondit le blessé en se levant.

 « Alors, partez à l’écart des incendies et ne vous arrêtez pas. Si vous vous arrêtez, vous êtes perdu ! »

 « Compris ! »

 Puis dans le noir, une autre voix s’éleva.

 « Docteur ! »

 « Écartez les mains de votre ventre ! »

 « Si je fais cela, mes intestins vont ressortir… »

 Ce soldat-là fut, semble-t-il, abandonné à son sort.

 Dans le noir, on entendait les gémissements de douleur des gens couchés là, mais seuls les soldats demandaient à être secourus.

 Je me demande si les gens qui fuirent cette nuit-là ou qui furent secourus purent vraiment survivre.

 Cette nuit-là, la ville continua de brûler toute la nuit.

 L’Hôpital de la Croix-Rouge s’était embrasé par l’arrière, et chacune des fenêtres du bâtiment dont la structure était en béton crachait des fammes en hurlant.

 Le feu avivait les courants d’air et les courants d’air avivaient le feu. Un bruit prodigieux résonnait comme si la terre hurlait. Au-dessus de nos têtes, le brasier aux couleurs dorées qui faisait rage était si terrible qu’il ne semblait pas être quelque chose de ce monde. Nous nous sommes blottis l’un contre l’autre sous les petits arbres du bosquet où nous nous trouvions. Sans dire mot, juste à contempler cet efroyable spectacle.

 Du ciel embrasé, une pluie d’étincelles pleuvait continuellement sur nous. À mes oreilles, j’entendais crépiter les aiguilles de pins qui éclataient en prenant feu puis ce sont mes cheveux qui prirent feu en grésillant.

 Alors, il a apporté de je ne sais où un drap sous lequel nous nous sommes protégés de la pluie d’étincelles tout en regardant comme fascinés la folle conquête des fammes. Je ne pensais ni à vivre ni à mourir. Le ciel en déciderait pour moi.

 Après tout ce temps, tranquillement, il m’a dit son nom et m’a demandé le mien.

 Il s’appelait Yoshiaki Iida. Il m’a expliqué : « Yoshi s’écrit avec le deuxième caractère du mot loyalisme et aki c’est le premier caractère du nom de l’ère Shôwa. »

 « Quel est ton passe-temps favori ? » lui demandais-je.

 Il aimait la lecture et la musique.

 « La musique, c’est les paroles de Dieu. » m’a-t-il dit, puis, il m’a raconté son histoire d’une voix calme.

 Ce matin-là, il était chez lui avec sa petite soeur lorsque la bombe a explosé. Il est parvenu à s’extirper des décombres de sa maison écroulée mais ne retrouvait pas sa soeur. Lorsqu’il l’a appelée, une faible voix lui a fait comprendre qu’elle était restée prisonnière tout en dessous des décombres de la maison.

 De toutes ses forces, il a essayé de retirer le toit et les murs écroulés pour dégager sa soeur mais la toiture de sa maison et celle de la maison voisine étaient enchevêtrées et les murs étaient écroulés dessous.

 Les murs des maisons japonaises anciennes étaient faits de komaï. C’était en fait de fnes lamelles de bambou tressées et nouées avec de la paille que l’on recouvrait de deux ou trois épaisseurs de terre.

 Il était impossible de casser de tels murs à mains nues. En outre, bien qu’entendant la voix de sa soeur, il ne pouvait pas même l’apercevoir.

 Pendant qu’il essayait désespérément de la dégager, le feu s’est rapproché. Alors, il a entendu sa soeur crier sous les décombres.

 « C’est chaud ! Ça brûle ! Verse de l’eau ! »

 À l’aide d’un seau, il a puisé de l’eau d’une cuve anti-incendie toute proche et en a versé en grande quantité à l’endroit d’où semblait provenir la voix de sa petite soeur.

 « Merci !… »

 Le feu arrivait à ses pieds.

 « Yoshiaki fuis ! Je t’en prie dépêche-toi, fuis ! »

 Il m’a raconté son histoire jusque là, puis s’est tu.

 Après un moment il a simplement ajouté: « Elle avait quinze ans… »

 Plus tard, il a poursuivi son histoire.

 Dans sa fuite, il avait secouru une de ses voisines prise dans les décombres de sa maison, puis, comme elle était blessée à la jambe, il l’avait portée sur son dos pour l’amener à l’abri, jusqu’au bord de la rivière.

 Sur les bords des rivières, beaucoup de gens étaient venus se réfugier.

 Laissant la dame là, il avait traversé la rivière à gué.

 Il voulait se rendre dans le quartier d’Ujina où travaillait sa mère. C’est ainsi qu’il était passé devant l’Hôpital de la Croix-Rouge, et voyant que beaucoup de monde y était rassemblé, il y était entré.

 Il parlait d’une voix douce et calme.

 Son visage éclairé par le brasier refétait la sérénité de ceux qui avaient afronté le comble de la soufrance.

 Je ne sais plus trop si moi aussi je lui ai parlé.

 En l’écoutant parler, j’ai été envahie par un doux sommeil, semblable à celui d’un enfant.

 C’est le froid qui me réveilla.

 Le feu au-dessus de nos têtes avait disparu, la lumière dorée aussi. Les alentours étaient plongés dans l’obscurité.

 Les corps qui jonchaient le sol emplissaient d’ombres noires le fond de l’obscurité et l’on entendait s’élever les gémissements des mourants qui rampaient parmi les morts.

 Il avait étendu le drap plié en double épaisseur sur mon corps mais il n’était plus à côté de moi.

 Le froid et la peur transpercèrent mon corps.

Depuis ce matin-là, c’était la première fois que je ressentais de la frayeur.

 « Où a-t-il bien pu aller ?!… »

 À ce moment-là, il n’y avait vraiment plus que lui à qui je pouvais m’en remettre. Son absence rendait ma frayeur de plus en plus insupportable.

 Je voulais partir à sa recherche mais n’ayant pas la force de me lever, je restais assise là, à le chercher des yeux. Je ne le voyais nulle part.

 « Je vais l’appeler » pensai-je, mais comment l’appeler ? Alors, je murmurai « Grand frère ! »

 Puis d’une voix forte, je l’appelai.

 « Grand Frère ! »

 Ma voix déchira la nuit. C’était la voix claire de quelqu’un bien en vie et elle passa au-dessus des morts et des mourants avec une résonance lugubre.

 Efrayée par ma propre voix, je renonçai à l’appeler davantage.

 Au fond de la salle d’attente de l’hôpital je voyais le feu qui continuait à brûler. En contre-jour de cette lumière rougeâtre se découpait une silhouette noire comme une ombre chinoise.

 C’était lui !

 Mais que faisait-il ? Il se déplaçait lentement.

 En fait, il marchait avec une bouilloire dans une main et donnait une gorgée d’eau aux mourants qui en réclamaient. Il se baissait et se relevait puis faisait deux ou trois pas et se baissait à nouveau. Son engagement était à la fois plein de douceur et de tristesse mais aussi sans fn possible. En lui qui m’avait dit que la musique était la parole de Dieu, c’était Dieu lui-même que je voyais.

 À ce moment-là, il était le seul être parmi nous à pouvoir se tenir debout.

 Sans doute parce que j’étais rassurée de le savoir là, je me rendormis.

 Quand je me suis réveillée, le jour allait se lever. Il faisait très froid. La ville en ruine était plongée dans la brume bleutée et humide du matin, mêlée de fumée. On aurait vraiment dit que le jour se levait sur une ville morte au fond des océans.

 Il dormait maintenant calmement à côté de moi.

 Sur son visage blême, il avait au front une entaille de sang noir, figé.

 « Il est mort ! »

 Mon coeur fut transpercé de frayeur.

 Je touchai son front, il était froid, comme de la glace.

 Je tressaillis et collai mon oreille sur sa poitrine.

 J’entendis légèrement son coeur qui battait.

 « Il est vivant ! »

 Une joie si forte qu’elle en était douloureuse me cingla le coeur.

 Alors, il ouvrit doucement les yeux et me dit d’une voix faible en souriant légèrement :

 « Pour moi, c’est la fn. Si tu arrives à t’en tirer, dis-le à ma mère, dis-lui que je suis mort ici. Ma mère travaille à l’usine militaire d’Ujina. »

 « Je t’en prie, ne meurs pas ! Il faut vivre ! »

 Mais il a hoché la tête comme pour dire une nouvelle fois « C’est la fn. » Puis il s’est assoupi.

 Sur son visage endormi, il n’y avait ni tristesse ni expression de fatigue ou de souffrance mais j’étais inquiète et je le fixais sans relâche.

 Il continua à dormir calmement, sa respiration était faible mais tranquille.

 Le jour se leva.

 Dans la vaste brume matinale, des loques humaines revinrent une à une à l’Hôpital de la Croix-Rouge.

 Soudain, je ressentis une soif intense, comme si j’avais eu soif depuis très longtemps.

 « Où vais-je trouver de l’eau ?… »

 Je tentai alors de me lever doucement. Je pouvais me lever !

 Puis, je tentai de mettre le pied droit en avant puis le gauche. Je pouvais marcher !

 Je sortis lentement du bosquet et le contournai et, juste de l’autre côté du bosquet, je trouvai un robinet.

 Alors que je m’en approchais lentement, un homme de grande taille arriva et, se penchant sur le robinet, il commença à boire. Il buvait comme un animal en faisant de grands bruits. Son crâne était fendu et, de la fente en forme de croissant, on voyait sa cervelle d’un rouge-brun visqueux se convulser au rythme de pulsations régulières.

 « Comment cet homme peut-il être encore vivant dans cet état-là !? »

 Pleine d’une stupeur mêlée de pitié, j’attendis qu’il finisse de boire, mais je ne me souviens même plus avoir bu après lui. En fait, je crois bien ne pas avoir bu…

 Juste derrière moi, il y avait un homme qui, tout en marchant, cherchait quelqu’un en appelant son nom. Les gens allongés au sol étaient tellement méconnaissables du fait de leurs brûlures –ni âge, ni sexe– qu’il n’y avait sans doute pas d’autre moyen pour retrouver quelqu’un que de crier son nom.

 N’ayant pas le courage de me retourner, j’entendais la voix s’éloigner en me disant que mon père pourrait peut-être lui aussi venir me chercher ainsi.

 En fait………. il est bien possible que ç’ait été justement mon père.

 Par la suite, j’ai appris de mon père qu’au même moment il était venu me chercher à l’Hôpital de la Croix-Rouge.

 Ce matin-là, au point du jour, mon père avait zigzagué à travers la fumée, allant d’abord me chercher à la Banque Postale où un homme lui avait dit :

 « Une élève ? Ah ! Les élèves, elles ont toutes été mises à l’abri sur l’île de Ni-no-Shima. »

 Selon mon père, cet homme ne savait rien d’autre.

 Ni-no-Shima est une île dans la Mer Intérieure de Seto loin au sud de la Banque Postale.

 Mon père qui, ce matin-là, avant d’arriver à la Banque Postale avait vu en ville un spectacle de désolation commençait à perdre espoir.

 « J’irai une autre fois à Ni-no-Shima. »

 « À moins peut-être qu’elle ne se trouve à l’Hôpital de la Croix-Rouge japonaise… »

 Alors, il s’était rendu à l’Hôpital de la Croix-Rouge et lorsqu’il était arrivé au robinet près du bosquet dans le jardin sur l’avant de l’hôpital, il y avait là un grand homme qui se relevait après avoir bu.

 En y jetant un coup d’oeil, il avait vu que le crâne de cet homme était fendu et que son cerveau affleurait par la grosse entaille.

 Mon père me dit qu’à ce moment-là il avait pensé « Quelle pitié……. Il ne vivra probablement pas plus de deux ou trois jours. »

 Les gens qui étaient couchés dans le jardin de l’Hôpital de la Croix-Rouge étaient complètement brûlés et couverts de plaies, dénudés et leurs visages étaient méconnaissables. Mon père avait donc appelé mon nom. Puis, un autre homme qui était venu chercher les siens avait fait de même et avait appelé leurs noms. Était-ce mon père que j’avais entendu ou bien cette autre personne ? Apparemment, dans l’état où j’étais, à moitié inconsciente et à peine vivante, je n’avais même pas pu distinguer les voix.

 J’ai ensuite été prise d’un soudain et violent mal de ventre et, cherchant un endroit tranquille, je me suis éloignée de l’hôpital. J’étais en proie à une terrible diarrhée.

 J’ai remarqué que de nombreuses personnes se rassemblaient autour d’une charrette et, m’en approchant, j’ai vu qu’on y distribuait du pain sec. (Mon père m’a également dit être arrivé à l’hôpital au même moment que la charrette. Le pain sec était une sorte de biscuit fait de pain très cuit. Il s’agissait de rations à l’origine destinées aux soldats.)

 Je n’avais pas du tout d’appétit mais j’en pris quand même pour monsieur Iida ainsi que pour moi et je pris également un sac pour mon petit frère bien que ne sachant pas du tout quand je le reverrais.

 Mon petit frère, qui était en première année d’école primaire, était à l’époque, comme tout un chacun, toujours affamé. Il serait tellement content de manger ce pain sec. Je pouvais imaginer son visage émacié et bronzé, ses yeux vifs et son sourire de bonheur lorsqu’il le mangerait.

 Mais je n’avais même pas la force de porter ces trois petits sacs de pain sec aussi légers fussent-ils, et lorsque j’arrivais auprès de monsieur Iida, je n’avais plus rien dans les mains.

 Lui aussi m’avait cherché et lorsqu’il me vit, il se rapprocha d’un air rassuré. De mon côté, je fus également très heureuse de le voir ainsi rétabli.

 « Peut-être qu’Ujina où travaille ma mère a été épargnée par les fammes. Allons-y nous faire soigner. Quand tu auras repris des forces, je te raccompagnerai à Hakushima. »

 Depuis la veille je m’en étais remise à lui, alors je le suivais docilement et, à deux, nous avons quitté l’Hôpital de la Croix-Rouge.

 En face de l’hôpital, se trouvait l’Université de Sciences et Lettres d’Hiroshima. La veille, le bâtiment de l’université avait brûlé devant nos yeux. Monsieur Iida s’est dirigé rapidement à travers les décombres à l’intérieur de l’enceinte puis s’est arrêté sur des débris brûlés en restant un long moment tête baissée (j’ai su par la suite qu’une partie du bâtiment en béton armé était alors encore en feu).

 Comme je n’avais pas de force, je l’ai attendu sur le bord de la route, le regardant plongé dans ses pensées, triste silhouette.

 Lorsqu’il est revenu, nous nous sommes mis en marche vers Ujina mais mon pantalon, rigidifié par le sang coagulé était dur comme une planche et frottait à chaque pas contre mes mollets, me faisant souffrir. Je ne supportais plus l’odeur de sang et je m’étais déjà débarrassée de ma chemise et devais, de ce fait, garder mon pantalon. Alors je marchais avec le bas de mon pantalon retroussé.

 Peut-être m’étais-je plainte de la soif car il marchait avec une ancienne bouteille de lait remplie d’eau accrochée à son cou par une ficelle. Lorsqu’il trouvait un robinet d’où l’eau s’écoulait, il montait sur les gravats pour changer l’eau.

 Mais en fait, je pense que ni lui ni moi n’avons bu la moindre gorgée d’eau.

 Sur les voies du tramway d’Hiroshima, j’ai vu un cheval couché, mort. Il semblait assez jeune. Il n’avait pas la moindre blessure et son pelage était lisse et brillant.

 « Comment est-il mort puisqu’il n’a aucune blessure ? » pensais-je.

 Depuis la veille, j’avais tellement vu de corps morts brûlés et mutilés que je fus parcourue par un étrange frisson et restai figée à la vu de ce cheval mort au corps intact. Monsieur Iida me demanda alors gentiment de continuer à marcher.

 De l’autre côté des voies du tramway d’Hiroshima, près du pont Miyuki-bashi, il restait quelques maisons qui avaient échappé au feu. C’était le quartier où habitait la tante de ma mère. J’ai demandé à monsieur Iida de m’attendre devant le pont Miyuki-bashi et j’y suis allée seule.

 Ma tante était vivante, dans un coin de sa maison détruite. Sa tête était entourée d’un bandage d’une blancheur éclatante. Je n’avais vu depuis la veille que des gens noircis par les brûlures et la blancheur de ce bandage m’a frappée.

 En me voyant, ma tante est tombée assise, comme si elle s’efondrait, puis en tremblant, elle a eu un mouvement de recul.

 Elle m’avait prise pour un revenant.

Environ trente minutes plus tôt, mon père était venu lui rendre visite.

 « Je n’arrive vraiment pas à retrouver Fumiko. J’abandonne les recherches et je rentre à la maison. Nous sommes tous blessés mais vivants. Il n’y a que de Fumiko dont on n’a aucune nouvelles. » lui avait-il dit avant de s’en retourner chez nous quelques instants auparavant.

 « Ils sont tous en vie ! Maman est vivante ! »

 Je ne tenais plus, il fallait absolument que je voie ma mère.

 Monsieur Iida m’attendait devant le pont Miyuki-bashi. Alors, je lui racontai ce qu’il en était et ajoutai :

 « Je vais retourner à Hakushima », mais il m’arrêta fermement.

 « Dans ton état, c’est complètement impossible. Pour le moment, on va d’abord aller voir ma mère et se faire soigner. Dès que tu auras repris un peu de forces, je te promets que je t’amènerai à Hakushima. »

 En fait, il était vrai que, comparé à Hakushima qui se trouvait de l’autre côté de cette plaine calcinée, Ujina où se trouvait sa mère était infniment plus proche. En outre, du côté d’Ujina, le feu avait semble-t-il fait moins de ravages.

 Pour retourner à Hakushima, il fallait traverser la ville du sud vers le nord et passer par des quartiers où le feu couvait encore. Mais peu m’importait, il fallait absolument que je voie ma mère.

 « Dans cet état, c’est complètement impossible ! » continuait-il pour essayer de me dissuader, mais je persistai.

 Finalement, il dut se résigner.

 Il me dit « Tiens ! » en sortant de la poche de son pantalon un couteau à cran d’arrêt. Je regardais tour à tour le canif dans sa main puis son visage. Et c’est alors que, pour la première fois, je le considérai comme un jeune homme.

 À cette époque, le simple fait de s’adresser la parole entre élèves filles et garçons était considéré comme indécent et l’on disait que les élèves étaient surveillés jusque dans la rue. Notamment, il était très mal vu de s’échanger des cadeaux entre garçons et filles.

 Je secouai énergiquement la tête pour refuser.

 Il me tendit à nouveau le canif. À nouveau j’ai secoué la tête puis, lui tournant le dos, je suis partie en courant.

 En fait, dans mon esprit, je courais mais peut-être que dans la réalité, je me traînais péniblement… Je l’entendais derrière moi m’appeler d’une voix inquiète mais je continuais à avancer.

 J’ai continué à avancer ainsi pendant un moment, puis, je me suis retournée. Il était resté devant le pont, sans bouger, le bras tendu, le canif à la main.

 Je me suis remise à marcher, marcher.

 Je contemplais la vaste étendue de la ville calcinée dont les décombres noircis continuaient à fumer un peu partout. À travers la fumée, une fine route blanche se profilait.

 En direction du nord !… Vers Hakushima !…

 Je cheminais péniblement mais résolument sur cette route blanche.

 Si je m’arrêtais de marcher, j’étais certaine que je m’écroulerais sur place. Sur mon chemin, se dressait un poteau électrique. Dans la ville en débris, c’était le seul poteau carbonisé qui tenait encore debout. Du haut de ce poteau pendaient jusqu’au sol des fils électriques noircis.

 À l’époque, tous les poteaux électriques étaient en bois noirci de suie. Mais comment ce poteau complètement carbonisé continuait-il à se tenir droit debout, sans s’écrouler ?

 Apeurée, je passais à côté de ce poteau.

 Un peu plus loin, sur le bord de la route, mon regard s’est arrêté sur des squelettes dans une cuve anti-incendie.

 Ces squelettes semblaient être ceux d’une mère et de son enfant. Ils étaient assis, adossés contre la paroi de la cuve, les jambes étendues. Le squelette de l’adulte tenait serré dans ses bras le petit squelette de l’enfant.

 Les deux corps avaient été figés, transformés en squelettes dans la position même où ils se trouvaient avant de mourir. La tête du squelette de la mère qui était penchée vers le bas comme pour protéger son enfant laissait deviner une expression de douceur et de tristesse. Ma poitrine se serra violemment.

 En même temps, stupéfaite, je me demandais « Comment se fait-il qu’ils ne se soient pas écroulés ? »

D’abord le poteau électrique carbonisé qui restait debout, puis ces squelettes comme encore en vie… À nouveau, je pensais être en dehors de la réalité, errer dans un cauchemar.

 Je continuais à avancer d’un pas incertain et lorsque je passais à côté de cuves anti-incendie, je jetais un oeil et, dans chacune, il y avait des corps. Un squelette qui se tenait encore debout contre la paroi de la cuve ou un autre recroquevillé dans le coin d’une cuve. Au pied d’une autre cuve, je vis le corps d’une personne qui avait juste eu le temps d’y arriver mais qui avait péri là, brûlée. Ou encore, accroché à cheval sur le bord d’une cuve, le corps d’un homme dont la moitié supérieure était à l’intérieur et la moitié inférieure était restée à l’extérieur de la cuve. Chose étrange, la moitié supérieure du corps était en squelette alors que la partie inférieure était toute carbonisée.

 Mais… dans toutes ces cuves, il ne restait jamais la moindre goutte d’eau.

 Tout en marchant, je regardais systématiquement dans les cuves comme si j’étais possédée. À ce moment là je n’avais plus la moindre aspiration à la prière.

 À partir des environs du sanctuaire de Shirakawa, je ne vis plus de corps.

 Pendant longtemps je me suis demandé pourquoi dans la zone la plus proche du centre de l’explosion il n’y avait pas un seul corps. Il n’y a que quelques années que j’ai compris : j’ai vu un flm d’animation sur Hiroshima dans lequel il y avait une scène où, dans l’instant qui suivit la défagration, les êtres humains, comme tout le reste, avaient été instantanément transformés en cendres et poussières et pulvérisés dans l’atmosphère. Je me dis que c’est sans doute efectivement ce qui s’était passé.

 Sur mon parcours, ce jour-là, je ne vis rien de vivant. Pas d’êtres humains naturellement, mais pas non plus de chien, ni de chat, ni d’oiseau ou de papillon. Rien de vivant, aucun mouvement. Et puis, il n’y avait pas le moindre bruit, c’était véritablement une “ville morte”.

 Finalement, je parvins au grand magasin Fukuya du quartier d’Hatchôbori. Du grand magasin ne subsistait plus que la structure extérieure. L’intérieur était complètement carbonisé. Pour une personne en forme normale, il ne restait plus que quatorze ou quinze minutes de marche pour arriver à Hakushima. Encore quelques d’efforts…

 Encore un peu… avec cette idée en tête, je dépassais le grand magasin Fukuya et j’aperçus un peu plus loin le bâtiment des Télécommunications en forme de L. J’étais heureuse de revoir enfn ce bâtiment car ma maison se trouvait de l’autre côté.

 « Enfn, je suis rentrée ! J’ai réussi à rentrer chez moi ! »

 Après avoir longé le bâtiment en L, je l’ai contourné. À ce moment-là, j’ai vu arriver dans ma direction un groupe de trois personnes qui marchaient lentement.

 « Des gens vivants, et qui marchent ! »

 Je restais là, médusée, comme si j’avais vu quelque chose d’extraordinaire.

 Depuis ce matin où j’avais quitté monsieur Iida, c’était la première fois que je revoyais des êtres vivants qui bougeaient.

 « Suis-je encore en train de rêver ? »

 En s’approchant de moi, une des trois personnes s’écria :

 « C’est pas Fumiko ?!… »

 Ces trois personnes qui s’approchaient n’étaient autres que ma mère, ma soeur aînée et ma tante !

             Traduction    PIERRE RÉGNIER